Lacoste au musée : interview croisée
MAD - PARIS - Exposition «MODE ET SPORT, D'UN PODIUM À L'AUTRE» - 2023 - Photo Luc Boegly
Sophie Lemahieu est la commissaire de l'exposition « Mode et sport, d'un podium à l'autre » qui se tient actuellement au Musée des Arts Décoratifs de Paris. Catherine Pietri, responsable du patrimoine Lacoste, a mis à disposition de l'exposition des trésors issus des archives Lacoste. Complices, les deux passionnées nous ont rencontré pour une interview croisée.
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Pourquoi avoir choisi Lacoste comme partenaire principal de l’exposition ?
Sophie Lemahieu : C’est fantastique... et tout sauf un hasard. Lacoste est, aujourd’hui, un nom tout à fait raccord avec les deux thèmes de l’exposition parce qu'il évoque et le vêtement sportif, et la mode. De plus, ce partenariat fonctionne extrêmement bien d’un point de vue historique puisque la figure de René Lacoste est, en quelque sorte, le premier « sportif-styliste » de l’histoire. Quelqu’un qui va passer d’un domaine à l’autre...
« La figure de René Lacoste est, en quelque sorte, le premier « sportif-styliste » de l’histoire », Sophie Lemahieu, Commissaire d'exposition au Musée des Arts Décoratifs de Paris.
Catherine Pietri : Oui, c’est exactement ça. Et l’exposition est là pour prouver que Lacoste est toujours une marque en évolution, toujours une marque qui innove et toujours une marque présente et dans le sport et dans la mode. C’était assez logique et naturel que l'on soit là.
SL: Sans compter le fait que tu m’ais ouvert les archives... On présente quand même le plus ancien polo Lacoste connu qui date de 1934 ! Dans la culture matérielle restante, pour moi, c’est assez génial.
CP : On va du premier polo de l’histoire jusqu’à la dernière robe Lacoste tout juste créée avec Freaky Debbie, qui est, d’ailleurs, l’affiche de l’exposition.
MAD - PARIS - Exposition «MODE ET SPORT, D'UN PODIUM À L'AUTRE» - 2023 - Photo Luc Boegly
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Quelle est, selon vous, la pièce Lacoste la plus importante de l’exposition ?
CP : Pour moi, pas d’hésitation : c’est le polo de 1934, révolutionnaire à trois titres. D’abord, parce qu’il découle du geste transgressif de René Lacoste qui a coupé les manches de sa chemise manches longues - chose impensable à l’époque - ensuite, parce qu’il a inventé une nouvelle matière et, enfin, parce qu’il y a apposé un logo.
SL : Comme je le disais tout à l’heure, avoir un polo de 1934 dans l’exposition est forcément important. D’un point de vue d’historienne, ce qui m’intéresse est le fait que celui-là ne soit pas en petit piqué mais en jersey, l’ancienne matière des maillots et des polos, et qu’il a été amélioré par René Lacoste par la suite. Je ne peux pas résister à ce côté très “ancien”.
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Justement, pouvez-vous nous en dire plus sur l’importance du polo Lacoste dans les années 30 ?
SL : Il y a plusieurs éléments. Comme le disait Catherine, Lacoste fait partie des premiers connus à mettre son logo sur le cœur, ce qui va être énormément repris par les autres marques de sport jusqu’à devenir une sorte de code. Et puis le polo Lacoste est, dès le début des années 30, l’un des vêtements qui incarne le plus l’émergence du sportswear. Il devient assez vite un vêtement du quotidien. Dans les revues masculines du début des années 30, on incite les lecteurs à porter leur « Lacoste » en villégiature sur la Côte d’Azur.
« Le polo Lacoste est, dès le début des années 30, l’un des vêtements qui incarne le plus l’émergence du sportwear », Sophie Lemahieu, Commissaire d'exposition au Musée des Arts Décoratifs de Paris.
CP : Dès les premières publicités de 1933, il est écrit : « Pour le tennis, pour le golf, et la plage. » Donc c’est vraiment pour la vie de tous les jours, pas seulement pour faire du sport. D’ailleurs, à l’époque, on n’appelait pas cela un « polo » mais une « chemise » à cause de la patte de boutonnage.
SL : En effet, dans la presse il était écrit « la chemise-polo » et c’est intéressant de voir comment, à ce moment-là, les revues masculines des années 30 s’appropriaient le polo Lacoste pour en faire une sorte d’étendard du sportswear. Au même moment, le terme « sportswear » apparaissait tout juste dans la langue française.
MAD - PARIS - Exposition «MODE ET SPORT, D'UN PODIUM À L'AUTRE» - 2023 - Photo Luc Boegly
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Le sportswear date donc du début des années 30 ?
SL : Tout à fait. On est en pleines Années Folles avec une volonté de jeunesse, de dynamisme et de vitesse. Donc le sport prend tout son sens. C’est à ce moment-là que, auprès de classes sociales élevées, la pratique de sports individuels comme le tennis et le golf connait un véritable envol. Dans la mesure où les couturiers sont imprégnés de ce monde sportif et y participent, c’est tout à fait logique qu'il soit totalement assimilé dans leurs créations. Il y a ceux qui se spécialisent complètement dans les premiers vêtements de sport... mais on observe aussi l’émergence d’une nouvelle mode. Elle se veut d’abord élégante, bien sûr, mais plus décontractée qu’avant, avec des vêtements un peu moins près du corps, qui laissent un peu plus de place aux mouvements, qui sont en jersey... C’est là que s’opèrent les prémices de ce glissement du vêtement de sport vers la mode quotidienne. Il s’agissait du moment parfait.
CP : Oui, et puis c’est le début d’une société de loisirs, les congés payés arrivent en 1936, les femmes ont envie de vêtements avec une ampleur de mouvement...
SL : Et dans bon nombre de maisons de couture émergent des départements « sport ». Mais quand ils disent « vêtements sport » ça ne veut pas dire « vêtements pour le sport » : c’est ce qu’on appellerait du « sportswear » aujourd’hui. C’est ce qu’évoque une phrase dans la revue Femina, en 1925 : « Toutes les femmes vraiment modernes font du sport… ou font semblant d’être sportives ». C’est vraiment ça. C’est le même principe que l’on retrouve dans les années 80 avec les bodys, les leggings et dans l’activewear d’aujourd’hui. Même le fait que, justement, le premier numéro du Vogue français ait une couverture qui se passe sur un terrain de tennis, c’est quand même assez éloquent sur le fait que le sport soit l’univers à la mode des années 30.
MAD - PARIS - Exposition «MODE ET SPORT, D'UN PODIUM À L'AUTRE» - 2023 - Photo Luc Boegly
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Comment René Lacoste va-t-il émerger dans ce nouveau monde ?
SL : C’est quelque chose qui est abordé dans l’exposition : comment ce champion - qui est déjà dans l’innovation depuis un certain temps- met fin à sa carrière sportive, ouvre son entreprise et va beaucoup améliorer le vêtement...
CP : Il a commencé à distribuer ses produits et à les faire tester dans son cercle d’amis golfeurs et tennismen. Comme il était d'un milieu aisé, il y avait aussi la princesse Poniatowski, le prince de Suède... Donc ça s'est fait tout doucement, comme ça, avec ce qu'on appelle aujourd'hui « le placement de produit ». Et puis il a tout mis en place dès les années 30 : la publicité, la lutte anti-contrefaçon, le sponsoring sportif... Dès la création de la société, en 1933, il y a un premier joueur, André Merlin, qui est habillé par Lacoste sur le terrain de tennis. Après, tous les grands joueurs français étaient en Lacoste.
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Selon vous, qu'y a-t-il de « mode » chez Lacoste ? Aux débuts de la marque mais aussi maintenant ?
SL : Sur le polo, en particulier, il fait partie de ces vêtements qui sont très simples et peuvent s’adapter à beaucoup de circonstances différentes. Comme le jean, en quelque sorte...
CP : Je dirais que c'est l’intemporalité de certains vêtements. Le polo a toujours été à la mode, il ne s’est jamais démodé. Après ? Et bien les gammes de produits se sont étoffées pour l’homme ou pour la femme, on a défilé à la Fashion Week... Depuis Robert George, on a toujours eu des directeurs artistiques qui dessinent des collections et s’inscrivent dans la tendance. Donc ce n’est pas que du sportswear, c'est aussi de la mode. Quelles que soient les époques, Lacoste est entré dans tous les quotidiens car c’est une marque qui a toujours évolué. Au tout début c’était plutôt porté par les « BCBG », puis il y a eu le phénomène hip-hop. Ensuite, Lacoste est devenue une marque plus lifestyle, puis plus mode, et aujourd’hui c’est un peu les amoureux du vintage… Finalement, on trouve toujours notre public sans que les précédents nous quittent. On habille toutes les générations sans que celle d'avant ne se démode.
« Finalement, on trouve toujours notre public sans que les précédents nous quittent. On habille toutes les générations sans que celle d'avant ne se démode », Catherine Pietri, responsable du patrimoine Lacoste.
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Lacoste au musée, en quoi est-ce important ?
CP : C'est une marque qui, dans l'imaginaire collectif, est présente chez tout le monde. Vous montrez le « croco » à quelqu'un sans mettre la marque, tout le monde dit : « c'est Lacoste ! »
SL: Je pense que, dans un musée de mode, il faut, au-delà de la haute couture et des artisanats qu’elle draine, être représentatif d'une mode plus quotidienne qui concerne tout le monde. Parce que, finalement, c'est un problème que l'on a sur les périodes anciennes : on a complètement perdu les vêtements populaires. Il ne faut pas qu'on fasse la même erreur dans les acquisitions d’aujourd'hui. Et, pour moi, le polo Lacoste fait partie des vêtements « jalons » du 20e siècle.
« Le polo Lacoste fait partie des vêtements « jalons » du 20e siècle », Sophie Lemahieu, Commissaire d'exposition au Musée des Arts Décoratifs de Paris.
CP : Tout à fait. C'est une partie de l'histoire de la mode française.
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L'exposition « Mode et sport, d'un podium à l'autre » est visible jusqu'au 7 avril 2024 au Musée des Arts Décoratifs de Paris.
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